Football et « pied invisible »

A mon endroit, le football a souvent provoqué des états affectifs élémentaires. A l'âge où les jeunes chrétiens célèbrent leur communion, je vis ma première commotion émotionnelle. J'ai dix ans, une nuque longue et blonde, c'est la finale de l'euro 96, Oliver Bierhoff délivre la Mannschaft dans le temps additionnel d'un but en or. Wunderbar! Les Tchèques sont mat. Aussitôt, la liesse l'emportant, « Super Oliver » (prononcer ZUPA OLIVA) retire la chasuble teutonne, se presse danser le twist en compagnie du kop allemand, ces supporters qui beuglent la fierté d'en être. L'extrémité supérieure de mon corps, jusqu'alors vierge d'émotions exogènes, semble comprimée par le rixe de cette soirée. De cette immonde « télé » grise de marque coréenne, est né le pasionaria pour le ballon rond que je suis devenu et que je suis encore. Je faisais mes premiers pas d'homme. « Je sais qu'c'est pas vrai, mais j'ai dix ans » disait Alain Souchon, mon autre béguin de l'époque.

Donc voilà, j'aime le foot. A tel point que je n'ai jamais bravé la possibilité de porter le maillot d'une équipe locale sponsorisée par une marque de colle à bois. Je n'avais ni le souffle, ni la morphologie du jeune athlète, et puis à mon cœur le foot amateur est une hérésie. En football je ne suis pas un tenant de l'hétérodoxie, j'abhorre, je conchie la pratique du football en plaisancier, ces bataillons de fonctionnaires qui taquinent la gonfle les dimanches sur les terrains stabilisés de bout d'agglomération. Le monde du football amateur n'est que la croûte de la tarte.

Certes au sein de ces amateurs, chers à la Fédération Française de Football, naissent les futurs gros bonnets du championnat, de fait n'est-on pas amateur-poussin à Pointivy, avant d'être semi-pro dans le Pas-de-Calais, puis joueur de Ligue 1 à l'OGC Nice? Je veux bien le croire. Mais à ces hommes qui restent amateurs toute leur vie: « qu'ils jouent à huis-clos! près de leur véranda ». Quel est donc l'intérêt de guigner sous les giboulées d'un mois de mars le spectacle navrant du football-tombola des couvreurs de Precy-sous-Thil? « OK! », le billet pour la tribune bétonnée est souvent « gratos », et les mecs prennent du plaisir, mais ils n'en donnent jamais, jamais. Sur ces prés de campagne, le football ressemble à une course aux gibiers, c'est bourru, non-tactique, pénible et trop souvent le motif utile pour échafauder une buvette, un bouchon, ou une gargote de fortune.

Le football n'est pas un loisir, c'est un ciné-club religieux.

Si vous n'êtes pas l'élu du jeu ou que vous n'êtes pas âgé de 13 ans et brésilien de Sao Paolo, n'y jouez pas, jamais. Comme la tambouille gastronome des grandes toques, le football se goûte aveuglément, se regarde avec un palais éduqué. Dans le rôle de cicérone, point de vin, un pack de quatorze Leffe, un chapelet de potes, un consultant « Eurosport », et un hôte gaillard au microphone, un monstre capable de scander l'enthousiasme, Thierry n'avait pas son pareil en la matière, Gilardi emporté, la relève se fait traînante.

Quelques-uns disent que la vraie star du football, c'est le jeu lui-même. Les principes de jeu élémentaires (le but étant d'inscrire un but dans le but adverse, adversaires dont le but est identique), le dispositif simple et peu coûteux (une boule de papier, un rouleau de scotch, une terre battue bosselée au Botswana..), transforme n'importe quel match en une guérilla clanique entre quartiers, entre fanions, entre cultures. La transe, le bruissement, les frissons crispants, la libération du coup de sifflet final font l'immensité du spectacle, la gloire du footballeur, et la richesse des nations. Le football agit comme le « pied invisible » de nos sociétés, seul principe libéral d'épanouissement collectif véritable. A ceux qui n'ont rien, à ces sociétés du bas-monde in progress, le football donne un supplément de joie, une reconnaissance, une dignité.

De fait, qu'importe le terrain culturel, la dépense d'efforts des vingt-deux acteurs sur le tapis vert, fait rêvasser autant les gosses des quartiers pavillonnaires allemands, que ceux des favelas à Recife. Il console les vieux, qu'ils soient argentés ou argentins.

Le football fanatise ses ouailles, et ces supporteurs qui échangeraient leur mariage pour une visse des crampons de leur avant-centre fétiche. L'Église Maradonienne (fondée par les « socios » du Boca Junior adorateurs de Don Diego) compte, de Buenos-Aires au bout du monde, près de 100 000 fidèles. On y baptise les enfants sous l'auspice du « pibe dé oro », le jeune môme devant frapper de sa paume un ballon suspendu à un fil, reproduisant ainsi fidèlement l'illustre main volontaire de Maradona au mondial 86 contre les anglais. Le recteur de la chapelle étant lui affublé du numéro 10, porté par le maître argentin.

Par ailleurs, savez-vous comment dit-on « 10 pesos » en argentine? un « Diego ».

C'est dire si le football fait disjoncter l'échiquier social, les pudeurs, et le sentiment de responsabilité républicaine. Il est le joint des relations d'un père et d'un fils, les maux de milliers de relations conjugales, et l'écrin nécessaire de la miséricorde patriotique dans ces sociétés de paix militaire durable. Le fumigène a supplanté la baïonnette pour de bon, la patrie ne compte plus ses morts pour le plus grand plaisir de l'INSEE. Le ballon rond à relayé l'acte sexuel routinier et reproducteur, accentuant l'aval démographique, pour la plus grande inquiétude, cette-fois, du toujours même organe statistique.

J'aime le football, il me fait aimer le monde, et abominer le reste. Les zones publiques, légales, littéraires, musicales m'intéressent moins, elles sont au codicille de mes affaires, et seront au Post Scriptum de mon héritage, à tel point que l'hallali du jospinisme le 21 Avril 2002, m'a marqué avec moins de déchirement que le naufrage pathétique de nos champions du monde au Mondial coréen, la même année. Dans une veine jumelle l'après-Raymond Domenech, m'importe davantage que l'après-Nicolas Sarkozy. Un président gaulliste (le Général excepté) a dit « Il n'est qu'en Football que la France réunie peut être championne du monde. »