Comment je suis devenu collectionneur d'art

Cela se passait au début de l'été dernier, à la librairie parisienne Super Héros (rendue célèbre par la peau de renard que Lewis Trondheim y déposa), au cours de l'exposition Winshluss.
Winshluss, pour ceux qui ne le connaitraient pas, est l'auteur du désopilant Monsieur Ferraille et du drolatique Pinocchio, mais il est surtout connu du grand public pour avoir co-réalisé avec Marjane Satrapi Persepolis (souvenez-vous, le type qui la suivait dans ses interviews, en fumant silencieusement des cigarettes, et bien c'était lui).
Oh, je suis comme vous, rien ne me parait plus vulgaire que les rayons bande dessinée d'une librairie et le lecteur moyen de manga me dégoûte comme un lépreux. On y trouve une telle concentration de bêtise et de mauvais goût que j'en sors toujours avec un écœurement proche de la nausée. Pourtant il faut bien en convenir, à présent que l'art contemporain a délaissé la peinture pour lui préférer les performances et les installations (bien plus rentables), c'est vers le 9ème art que les amateurs de dessin doivent se tourner. Aujourd'hui c'est la bande dessinée qui est, souterrainement, l'art le plus créatif et le plus innovant, et Winshluss en est très certainement l'un des meilleurs représentants (avec Crumb, Ware, Blutch et quelques autres).
Aussi quand j'ai su que ses oeuvres faisaient l'objet d'une exposition, je n'ai pas hésité, j'ai bondi, comme un Camerounais sur un morceau de manioc.

Je ne fus pas déçu. Quelle poilade ! Mes amis et moi nous tenions littéralement les côtes, devant cette série de dessins tous plus bidonnants les uns que les autres. Ah ce Winshluss est décidément un authentique génie !
Et puis soudain, en y regardant d'un peu plus près, nous nous aperçûmes que les œuvres en question n'étaient pas seulement exposées, mais qu'elles étaient aussi à vendre. Posséder un chef-d'œuvre ! Ainsi ce rêve était-il toujours réalisable en ce début de XXIème siècle... Nous nous empressâmes de demander le prix de ces merveilles au vendeur de la boutique qui se fit un plaisir de nous en communiquer très obligeamment le montant, qui nous parut pour le moins exorbitant. Le plus chétif des dessins coutait la bagatelle de 300 euros. J'eus beau recompter minutieusement toutes les pièces de centimes qui se trouvaient au fond de ma modeste poche, le compte était loin d'y être.
Je me tournais vers mon ami :
" - Et toi ? Pourquoi est-ce que tu n'achètes pas un Winshluss ?
- Je suis au R.M.I., si je m'achète un de ces dessins je mangerai du pain sec et de l'eau jusqu'à la fin du mois".
Je trouvais parfaitement idiot de se priver d'un chef-d'œuvre pour un stupide prétexte gastronomique, mais je dus me rendre à la raison, et c'est piteux que nous quittâmes cette exposition pour nous diriger dans un bar où nous avions décider de dilapider notre rachitique pécule.
Décidément la vie est bien injuste, et les riches sont tous des crapules. Tel était approximativement la teneur de nos propos, mais cinq litres de bière plus tard, notre était esprit s'était radicalement métamorphosé. Cette fois c'était décidé, nous achèterions un Winshluss !

Le plus doux des remèdes contre le refroidissement de l'urine.

Nous retournâmes en titubant à la boutique sus-nommée pour choisir le dessin que nous voulions acquérir. Notre choix s'arrêta sans tarder sur l'une des oeuvres les plus admirables de Winshluss. On y voit deux enfants, de 5 et 8 ans, se jeter avidement sur une bouteille de solvant d'où jaillit Triclox, la mascotte officielle du Trichlorethylene qui s'apprête à les faire "voyager". Un joyau ! Hélas, malgré tout notre enthousiasme et notre éthylisme avancé, le problème initial demeurait entier : comment payer ?

C'est alors que j'eus une idée lumineuse ! Pourquoi ne pas acheter le dessin à deux, et le découper ensuite aux ciseaux. Mon ami fût aussitot emballé par cette brillante trouvaille. Nous convînmes que lui prendrait la partie ou l'on voit la bouteille, et qu'il me reviendrait celle où Triclox est représenté. L'affaire fût promptement conclue.
- Trois cents euros s'il vous plait messieurs.
- Les voici !
- Merci. Vous pourrez venir chercher votre dessin à la fin de l'exposition, quand Winshluss l'aura signé.
- Ah il y aura une séance de signature ? Dans ce cas vous direz à Winshluss d'apposer deux signatures à ce dessin.
- Deux signatures ?
- Oui, une chacun. Nous comptons découper ce dessin en deux".
A ces mots, la bouche du vendeur resta prodigieusement bée. Les mots, sans doute, lui manquèrent pour nous témoigner de l'admiration que ne devait pas manquer de lui susciter notre remarquable idée, mais, pudiques, nous partîmes avant les premiers commentaires.
Le lendemain, mon ami et moi-même tâchions péniblement de nous rapeller des évènements de la veille autour d'un grand bol d'aspirine. L'état de nos comptes en banque était là pour nous rafraîchir la mémoire : nous avions bien acheté un dessin à l'encre et au tippex de 10 centimètres sur dix, sur feuille A4, pour la coquette somme de 300 euros. Nous passâmes le reste du mois de juin à nous sustenter de pain rassis et d'eau du robinet. Et pourtant, pourtant, je crois que jamais je n'ai aussi peu regretté un achat de toute ma vie que cette moitié de dessin. Cet achat était inutile, et au dessus de nos moyens, mais peut-on mieux dépenser son argent qu'en achetant des chefs-d'œuvre ? Ce geste, d'apparence anodin, est en réalité un camouflet cinglant à toutes les fausses valeurs de notre époque. Il atteste de mon mépris de l'argent et de mon amour de l'art, et la joie que j'en ai éprouvé me fait toucher du doigt la noblesse authentique de l'être, celle pour qui le beau sera toujours supérieur à l'utile !


Pour les Béotiens, les incultes, les frileux, les dénués de curiosité, bref pour tous ceux qui ne connaitraient pas Winshluss, voici quelques-uns de ses dessins :

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